Le patrimoine mémoriel des guerres

La Délivrance de Lille (oeuvre d'Émile Guillaume)

La Délivrance de Lille : de son inauguration à sa disparition….

C’est à Lille qu’eut lieu, le dimanche 19 octobre 1919, la première cérémonie d’inauguration. Le quotidien Le Matin explique les raisons de ce choix :

« Toutes (les villes) sont chères aux coeurs français ; mais comme il fallait que l’une d’entre elles fût la première à recevoir la statue de la Délivrance, nous avons demandé à la ville de Lille, qui est la plus grande des villes délivrées, d’être la première à accepter l’hommage du Matin.

Ensuite, le journal rappelle les souffrances subies par la population civile de Lille :

« Tout ce que l’imagination humaine peut concevoir de plus brutal et de plus raffiné dans la torture, Lille, capitale de la Flandre, l’a subi : destructions, vols, pillages, emprisonnements, déportations. La ville a été frappée dans ses biens et dans ses êtres. Hommes, femmes, enfants ont payé de leur chair et de leur sang, de leur fierté et de leur honneur. Il faut rappeler cette supplique que les professeurs LYON et DOUMER remettaient au président de la République, quelques jours après la libération de leur cité et, où ils demandaient justice pour quatre mille enfants, âgés de moins de 18 ans, qui avaient été enlevés par les allemands pendant l’occupation. Il faut rappeler aussi ce discours de M. RAGHEBOOM, député socialiste unifié de Lille, évoquant ces garçonnets de quinze ans qu’il avait vu pendre par les poignets parce qu’ils refusaient de travailler pour le Boche. Et cependant, tous, hommes, femmes, enfants s’étaient faits une âme d’airain, et rien, pendant ces quatre ans, ne put courber cette âme. »

Après avoir rappelé quelques exemples de bravoure de la part des hommes et femmes de Lille, le journal poursuit en parlant de la capitale de la Flandre :

« Vers elle s’en va notre admiration totale avec notre reconnaissance émue. Et c’est un faible témoignage de cette reconnaissance et de cette admiration qu’offrira dimanche le Matin à une des plus glorieuses parmi les cités martyres de France ! ».

Voici le récit de la cérémonie publié par Le Matin :

«Lille a fêté, aujourd’hui, dignement mais joyeusement le 1er anniversaire de sa délivrance. (Commencée la veille), la célébration a continué ce matin, sous les rayons d’un doux soleil d’automne, par une cérémonie émouvante dans sa simplicité qui s’est déroulée dans les jardins de Vauban, à l’occasion de l’inauguration de la statue de la Délivrance offerte par le Matin.

Le Conseil municipal de Lille était là, au grand complet, ainsi que les corps constitués et les députés DELORY et RAGHEBOOM. On remarquait notamment la plupart des personnalités qui avaient servi d’otages pendant la captivité. Un détachement du 43ème de ligne, avec la musique de ce beau régiment, un peloton du 6ème Chasseurs à cheval et un détachement d’infanterie anglaise venu exprès pour la circonstance de Wimereux, rendaient les honneurs. Le général de division GREGOIRE, aux côtés de la municipalité, présidait la réunion. Une foule de plusieurs milliers de personnes se pressait aux abords du jardin.

On écouta d’abord, debout et tête nue, la Marseillaise et le God Save the King. Puis, M. BRAKERS d’HUGO, premier adjoint au maire, prit la parole. Il retraça en termes sobres et émus les souffrances endurées pendant quatre ans, évoqua la journée glorieuse du 19 octobre 1918 qui vit la délivrance et rendit un magnifique hommage à ceux, Anglais et Français, qui étaient les artisans de la libération de Lille. Il termina en remerciant chaleureusement le Matin de sa délicate pensée et prononça : « Que le voile se lève ! »

Le drapeau tricolore qui recouvrait la statue modelée par le maître GUILLAUME s’écarta alors et la Délivrance apparut, son glaive à la main, dans l’encadrement des feuillages cuivrés des grands arbres du parc.

M. Stéphane LAUZANNE, rédacteur en chef du Matin, dit, à son tour, combien le Matin était heureux que la ville de Lille ait bien voulu accepter ce souvenir qui traduit l’admiration que toute la France éprouve pour la population lilloise, pour ces hommes, ces femmes, ces enfants qui, pendant quatre ans, ne fléchirent jamais ».

Le journal Le Grand Écho du Nord de la France du 21 octobre relate également la cérémonie en ces termes :

« À ce moment, tombe le drap bleu, blanc, rouge qui couvre l’oeuvre d’Emile GUILLAUME. Et la statue, nerveuse, aux bras tendus, se dresse vers le ciel, où les rayonnements de cette clémente journée jettent des feux d’apothéose. D’un mouvement ardent, ce corps de femme, jeune et hardi, s’élance de la sphère où les extrémités des pieds seulement l’attachent. C’est bien la Délivrance ! »

Polémique et disparition ?……

Selon certaines sources, la nudité de la statue aurait rapidement suscité la polémique. Elle aurait donc été retirée de son emplacement pour raisons « esthétiques » et remisée au palais Rameau. Puis, en 1927, la statue aurait été vendue à la municipalité de Nantes. Qu’en est-il vraiment de ces affirmations ? Qu’est devenue la Délivrance de Lille après la cérémonie du 19 octobre 1919 ?

La consultation des documents officiels de l’époque et des articles parus dans la presse locale va nous permettre de répondre à plusieurs de ces questions.

Le 30 avril 1929, le maire de Nantes, qui est en pleine « affaire de la Délivrance», interroge son homologue de Lille sur les raisons du retrait de la statue du jardin Vauban. Voici sa réponse :

« Lors de sa réception, ce bronze avait été disposé sur un piédestal dans notre grand square public dit « Jardin Vauban ». Mais, par suite de son échelle réduite, on se rendit compte que cette statue, au point de vue purement esthétique, se trouvait perdue en cet emplacement. Sans qu’aucun incident quelconque se soit produit, ce bronze a été retiré de cet emplacement et déposé provisoirement et à titre conservatoire dans notre édifice municipal dénommé « Palais Rameau ».

Comme vous le voyez, mon cher collègue, il ne s’agit point pour Lille d’une statue dont les dimensions se prêtaient à son érection sur une place publique et son déplacement, dicté par des considérations d’ordre purement esthétique, n’a donné lieu à aucune récrimination ».

Les oublis du maire de Lille…..

Le maire de Lille oublie cependant d’apporter deux précisions à son collègue de Nantes. La première est, que si la Délivrance n’a pas été la cause d’un scandale, c’est parce que le modèle qui lui a été remis par Le Matin porte une draperie qui couvre pudiquement les parties intimes de la belle jeune femme.

En effet, dans le contrat signé le 22 novembre 1918 entre GUILLAUME et la société BARBEDIENNE, il est noté en nota-bene qu’« il a été omis de dire dans ce contrat que des épreuves portant une draperie pourront être éditées par la société G. Leblanc-Barbedienne, mais en bronze seulement ».

Le fait que la taille de la Délivrance ait été revêtue d’un voile nous est confirmé par la photo publiée par Le Matin le lendemain de l’inauguration ainsi que par une carte postale représentant la statue sur son socle. C’est d’ailleurs ainsi que la Délivrance est également représentée dans un dessin paru dans Le Grand Echo du Nord de la France daté du 26 août 1921. Cette caractéristique fait donc de la Délivrance de Lille un exemplaire unique parmi tous ceux qui ont été offerts par Le Matin.

Mais, le maire lillois omet également de préciser que, dès le départ, la municipalité n’a pas l’intention de laisser la statue dans le Jardin Vauban. Cette information nous est confirmée par deux articles parus dans la presse locale.

Dès le 09 octobre, soit dix jours avant l’inauguration, Le Grand Echo du Nord de la France annonce qu’: « Après un certain temps, cette statue, dont l’inauguration doit être faite au Jardin Vauban, sera transférée au Foyer du Nouveau-Théâtre ».

Le 19 octobre, c’est le journal Le Télégramme du Nord qui nous en dit plus sur les intentions de la municipalité :

« C’est un cadeau d’un journal parisien… Est-ce bien nécessaire qu’un grand organe de la capitale se taillât une réclame en faisant une statue passe-partout dont le même modèle s’étalera dans les squares de différentes villes occupées et d’Alsace-Lorraine ?

Il nous semble qu’une souscription publique, qui aurait donné à notre grande cité un monument du souvenir digne d’elle, aurait été plus à sa place.

Enfin, sachons gré à notre confrère qui a su placer ses sentiments patriotiques à la même hauteur que son sens pratique des affaires.

Donc, la statue de la Délivrance est installée sur un socle qui lui a été préparé. Elle est due au ciseau du statuaire GUILLAUME. C’est une oeuvre de belle allure et de haute envolée, bien digne du talent de l’éminent sculpteur.

La Délivrance représente une femme nue, au corps jeune, aux lignes pures, qui s’élance d’une sphère sur laquelle elle pose à peine le pied. Tout le corps et les deux bras se dressent dans un geste hardi. De la main droite, elle tient une épée dont la pointe menace le Ciel. Sur la poignée est écrit « Délivrance ». Fondue par BARBEDIENNE, elle est une oeuvre exquise de mouvement et de grâce.

On fera remarquer, peut-être avec raison, que ce nu parfait n’est pas tout à fait à sa place dans un lieu public et qu’elle serait mieux dans un musée que dans une promenade municipale.

Cette opinion est partagée puisque dans quelques mois, elle sera définitivement installée dans le foyer du Grand Théâtre qui, pendant l’occupation, a été souillé par les barbares et leurs troupes dramatiques et lyriques accourues des Hof Theater de Munich, Berlin, Dresde, Carlsruhe, Stuttgart, Leipzig etc.

Dans son futur local, la statue du sculpteur GUILLAUME personnifiera la Délivrance du Théâtre municipal débarrassé de ces éléments indésirables et qu’elle n’offusquera personne. »

Ainsi, avant même la remise de la statue à la ville, des journalistes bien informés savent déjà que l’installation de la statue dans le jardin Vauban n’est que provisoire. Ceci démontre que le risque de polémique avait été anticipé par la municipalité et que celle-ci avait, très intelligemment et sans froisser les donateurs du Matin, pris, très tôt, ses dispositions afin d’éviter tout problème.

Qu’est devenue la Délivrance après son inauguration ?……

C’est encore dans Le Grand Echo du Nord de la France que nous allons trouver une partie de la réponse. La lecture de son édition du 19 octobre 1920 – soit un an jour pour jour après l’inauguration - nous permet d’apprendre que l’avant-veille, une cérémonie destinée à célébrer le deuxième anniversaire de la libération de la ville se déroula, square Vauban, devant la statue :

« Au même endroit se déroula, cette année, une courte mais émouvante cérémonie. Devant la statue même de la Délivrance, aux deux bras ardemment étendus vers le ciel, était donnée lecture d'un poème inédit, dédié à la gloire de Lille : « Lille (1914-1918 : poèmes du siège et de l’occupation » de Jean DALBEY.

Un jeune élève du Conservatoire de Lille, M. QUERTRANT, formé aux leçons de l'excellent professeur CARPENTIER, en débita les strophes vigoureuses d'une voix ample et puissante. Au pied de la statue symbolique, les strophes, écrites dans une langue claire, au rythme appuyé, s’envolaient largement portant au loin les pages de l'histoire de Lille (….). Le public applaudit vigoureusement l'interprète auquel M. DENEUBOURG, adjoint, vint serrer la main.

Puis les Orphéons lillois, sous la direction de M. LAIGRE et de M. CARPENTIER, exécutèrent « l'Hymne de la Délivrance », dans une belle ampleur mélodique. Et la foule s'écoula émue, emportant en elle-même, plus vif, l'amour de la petite patrie.... ».

Par contre, nous ne trouvons aucune information relative à la statue pour l’année 1921. Celle-ci semble déjà avoir été oubliée.

Il faut attendre l’édition du 04 mai 1922, pour apprendre que la Délivrance va être remplacée par le monument d’hommage au musicien lillois Édouard LALO et que l’oeuvre d’Émile GUILLAUME sera « incessamment transférée dans le vestibule du Palais Rameau ». Quelques semaines plus tard, le 03 juin 1922, le quotidien publie une photo du monument LALO en cours de construction et écrit en commentaires: « On aperçoit, à gauche, la minuscule statue de la Délivrance qui doit être évacuée sur le Palais Rameau ».

Compte tenu que la cérémonie d’inauguration du monument LALO eut lieu le 02 juillet, on peut en conclure que la statue de la Délivrance fut retirée du square Vauban dans le courant du mois de juin 1922

Qu’est-elle devenue ensuite ? Dans un autre courrier daté du 09 septembre 1930, le maire de Lille confirme à son homologue de Nantes que la ville est toujours en possession de la statue qui est « conservée dans l’un de nos monuments municipaux ».

Quelques mois plus tôt, le 07 mai 1929, le Conservateur général des Musées de Lille avait d’ailleurs adressé une note au maire dans laquelle il précisait : « Je demande à monsieur le Maire s’il ne juge pas bon que le bronze offert à la ville de Lille, actuellement oublié sur la cheminée d’une petite salle située à l’entrée du Palais Rameau à droite en face de la porte du concierge, soit transporté à l’Hôtel de Ville. Disposé sur un piédestal, il pourrait peut-être meubler une des salles ».

On constate donc que la statue de la Délivrance a été déposée dans un bureau oublié comme s’il s’agissait d’une punition et que le « provisoirement » du maire de Lille dure encore en 1930.

À partir de cette date, nous perdons la trace de la belle statue. Qu’est devenu l’exemplaire de Lille ? A-t-il été détruit, volé ? Le mystère demeure. En 2015, suite à une demande de renseignement de notre part, les services de la municipalité nous a écrit : « Pour votre information, à ce jour, aucune statue d’Émile GUILLAUME, intitulée la Délivrance, n’existe dans la statuaire publique de la ville de Lille. Aucune statue n’est non plus présente sur les photos anciennes du palais Rameau ».

Roland BIGUENET – Mars 2021
roland.biguenet@dbmail.com

Sources :
Pour les journaux
: gallica.bnf.fr
Carte postale de la Délivrance : Collection personnelle.
Archives municipales de Lille : Angélique DEKOKER

Si vous avez des informations nouvelles concernant cette statue, merci de nous les transmettre.


Fiche de La Délivrance

Le chef d’oeuvre d’Émile GUILLAUME : la statue de la Délivrance

La Délivrance fut l’oeuvre la plus célèbre d’Émile GUILLAUME. L’artiste l’exposa à trois reprises au salon des Artistes français – Épreuve en bronze (1920), en plâtre (1922) et à cire perdue (1924). Une photo de l’oeuvre fut publiée dans le n° 4238 de l’Illustration du 24 mai 1924 ainsi que dans le Figaro artistique du 22 octobre 1925. La statue occupa une place de choix sur les jardins de l’Esplanade lors de l’Exposition Internationale des Arts décoratifs, industriels et modernes de Paris de 1925. C’est grâce à elle qu’Émile GUILLAUME obtint une médaille d’or au salon des Artistes français de 1924 et un Grand Prix lors de l’Exposition Internationale de 1925. L’année suivante, le sculpteur était promu au grade d’Officier de la Légion d’Honneur.

L’oeuvre représente une belle jeune femme, entièrement nue, se tenant sur la pointe des pieds, tête et bras levés vers le ciel. Ses bras forment une sorte de V de la victoire et sa main droite tient une épée. La jeune femme semble remercier le Ciel et l’épée rappelle qu’il a fallu se battre pour obtenir la Victoire et la Délivrance.

La Délivrance fut reproduite en de nombreux exemplaires. La Revue des Arts et de la Vie écrit en 1922 qu’une « épreuve est au Palais du Sénat, une autre au musée de Gand. Elle est aussi chez nos hommes d’Etat et chez nos grands chefs militaires ». Un exemplaire fut offert au Maréchal FOCH, un autre à Aristide BRIAND.

Le 17 octobre 1919, le quotidien Le Matin annonce qu’il offre onze exemplaires de la statue aux grandes villes de France et de Belgique occupées ou bombardées pendant la Première Guerre Mondiale : Lille, Strasbourg, Amiens, Colmar, Metz, Reims, Mézières, St Quentin, Verdun, Bruxelles et Liège.

Un autre exemplaire de la statue fut installé à Finchley, dans la banlieue de Londres. Lors de son l’inauguration, LLOYD GEORGES, ancien premier ministre britannique, prononça les paroles suivantes :

« Je suis fier de voir que nous avons avec nous le grand artiste qui a conçu et exécuté ce chef d’oeuvre, l’une des plus belles sculptures des temps modernes. Je ne crois pas que le génie de ce grand artiste se soit jamais élevé plus haut que dans cette figure qui, maintenant réjouit nos yeux.

Une épreuve de la Délivrance fut également inaugurée à Nantes le 17 juillet 1927. L’installation d’une femme nue devant le monument aux Morts souleva une violente polémique et, quelques mois plus tard, un commando renversa et mutila la statue. Celle-ci connut alors bien des vicissitudes. En 1987, elle fut érigée à proximité de l’Hôtel de Région. Le 11 novembre 2018, pour le centième anniversaire de l’Armistice, elle retrouva officiellement sa place devant le monument aux Morts de la ville de Nantes.

Voir l'article sur Nantes Patrimonia

Date de modification : 3 décembre 2022

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