Trois obélisques pour rendre hommage aux morts de la Dover Patrol
Trois obélisques pour rendre hommage aux morts de la Dover Patrol
Par Magali Domain
Le détroit du pas de Calais fut sans doute un de secteurs les plus stratégiques du front occidental durant la Grande Guerre. Pour les Alliés, le contrôle de l’accès à la Manche et à la mer du Nord représentait en effet un enjeu vital. Or, la guerre menée sur mer constitue un pan souvent méconnu de l’histoire de la Grande Guerre, dont les tranchées sont devenues l’emblème universel. De plus, alors que les stratèges avaient parié sur le fait que de grandes batailles navales seraient décisives dans le déroulement du conflit, la réalité quotidienne de l’action maritime des Alliés – en particulier dans le pas de Calais - consista en d’interminables escortes destinées à assurer le bon fonctionnement de leur logistique de guerre. Entre les côtes françaises et les côtes d’Angleterre, cette mission a été assurée par les marins de la Dover Patrol, une unité sous commandement britannique dans laquelle étaient impliqués des Français, militaires mais aussi simples pêcheurs. Ces hommes de la mer durent de surcroît débusquer inlassablement les mines posées par les sous-marins allemands, tâche extrêmement périlleuse, menée pourtant dans une grande discrétion ; afin de stopper ces redoutables navires cherchant à s’aventurer dans le détroit, ils installèrent aussi des barrages de filets et des mines dans ce secteur. On estime que 1702 de ces marins ont péri sous les tirs déclenchés par un ennemi souvent invisible car immergé.
Une initiative britannique
Commémorer leur sacrifice sous la forme d’un élément tangible et durable n’allait pas de soi tant l’élément liquide, perpétuellement mobile et changeant, est peu propice à la conservation de traces visibles. L’idée d’ériger un mémorial en hommage aux morts de la Dover Patrol est néanmoins lancée le 13 décembre 1918 au cours d’un banquet par le maire de la ville de Douvres. Il est d’emblée prévu d’en élever un autre, identique, en haut des falaises françaises, afin de matérialiser l’alliance franco-britannique qui a triomphé de l’ennemi commun. Un comité met en place une souscription publique dont l’objectif est de récolter une somme totale de 30 000£. Le succès de cette initiative dépasse les espérances puisque 45 000£ sont rassemblés, ce qui permet d’envisager non seulement l’édification de deux imposants monuments de part et d’autre du Channel mais aussi d’un troisième qui sera offert aux États-Unis en marque d’amitié. L’architecte Sir Aston Webb conçoit pour l’Europe deux obélisques sobres et épurés, d’une hauteur de 25,52 mètres, ce qui les rend bien repérables par temps clair par les marins sillonnant les eaux du détroit. Leur allure verticale et leur gémellité renvoient au mythe gréco-romain des colonnes d’Hercule marquant le passage autrefois si périlleux de la Méditerranée à l’Océan Atlantique. Leur forme majestueuse et massive fut considérée comme se suffisant à elle-même pour perpétuer le souvenir des sacrifiés : leurs parois ne seront pas couvertes, comme il en avait pourtant été question au départ, d’inscriptions renvoyant aux noms des soldats morts pour garder le contrôle du détroit.
L’obélisque anglais de St Margaret-at-Cliffe
La pose de la première pierre de l’obélisque élevé côté anglais se déroule le mercredi 19 novembre 1919. L’emplacement sélectionné, au sommet d’une haute falaise, est le Leathercoat Point marquant côté britannique la limite entre la mer du Nord et la Manche, situé sur le territoire de la petite commune de St Margaret-at-Cliffe, la plus proche géographiquement des côtes françaises. L’inauguration officielle prend place le 27 juillet 1921 en présence du prince de Galles mais aussi de nombreux officiers de la marine britannique. Une inscription gravée dans l’une des quatre niches surmontées d’un entablement et placée au-dessus du piédestal proclame : « To the glory of God, and in everlasting remembrance of the Dover Patrol, 1914-1919. They died we might live. May we be worthy of their sacrifice ». Quant à la liste des marins britanniques morts au combat, on pouvait les consulter dans deux livres d’or ou Book of Remembrance (l’un à l’hôtel de ville de Douvres, l’autre à l’intérieur de la petite église de St Margaret-at-Cliffe) mais, de nos jours, il est plus simple d’en prendre connaissance sur un site internet dédié :
L’obélisque français domine le cap Blanc-Nez
Il n’existe aucun livre d’or semblable en France. La liste exhaustive des Français qui ont laissé leur vie dans la défense du pas de Calais reste d’ailleurs à établir. L’obélisque édifié au sommet du cap Blanc-Nez (dont l’altitude est plus élevée que le cap Gris-Nez), sur un terrain concédé gratuitement aux Britanniques par la commune de Sangatte, n’a en rien été financé par la République, tout l’argent nécessaire à sa construction provenant de la souscription lancée outre-Manche. Le 26 janvier 1920 le maréchal Foch pose solennellement le premier bloc de granit de l’édifice, bloc qui est, de façon spectaculaire, suspendu dans le vide à l’aide d’un treuil. À ses côtés, l’amiral Ronarc’h qui avait été associé au commandement de la Dover Patrol depuis la base de Dunkerque, accompagné ce jour-là d’un détachement de ses fusiliers marins. Des troupes de la marine britannique forment le carré. Les enfants de l’école d’Escalles, village en contrebas du cap Blanc-Nez, ont aussi été convoqués. La Marseillaise et le God Save the King retentissent successivement. L’inauguration du mémorial achevé, le 20 juillet 1922, se déroule en présence du ministre de la Marine Flaminius Raiberti, peu connu du grand public, et du commandant Ramsay, attaché naval anglais. Dans son discours, le ministre affirme qu’« aussi longtemps que durera, dans la mémoire des hommes, le souvenir des exploits de la Dover Patrol, durera l’amitié franco-anglaise, parce ce qu’elle ne résulte pas seulement de l’identité des intérêts et de l’égalité des sacrifices, mais parce qu’elle est scellée, par le sang des martyrs, dans la profondeur des tombes et dans la profondeur des flots ». Au début de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands dynamitèrent le monument, qui fut reconstitué à l’identique et inauguré à nouveau en juillet 1962 en présence des ministres de la Défense britannique (Harold Watkinson) et français (Pierre Messmer).
Les États-Unis possèdent aussi leur obélisque
Un troisième obélisque identique à ceux de St Margaret-at-Cliffe et de Sangatte montre que l’hommage aux marins ayant défendu le détroit séparant la France de l’Angleterre concerne aussi les États-Unis. Inauguré en présence de l’ambassadeur britannique sir Ronald Lindsay et du ministre de la Marine américain Adams le 10 juin 1931 à New York, dans le quartier de Brooklyn, au sein du parc John Paul Jones, le monument, un peu moins haut que ses deux prédécesseurs, a été érigé sur des fonds provenant de la même souscription britannique qui a permis de financer l’obélisque français comme il est précisé en toutes lettres au niveau de son socle. Sur ce dernier on lit une autre inscription expliquant la raison d’être du mémorial : « this monument to the Dover Patrol was erected as a tribute to the comradeship and service of the American Naval Forces in Europe during the World War ». La presse rapporte que des officiels britanniques et américains ont joint leurs mains au moment du dévoilement de l’obélisque et des photographies montrent soldats britanniques et américains unis dans la garde du monument. Précisons néanmoins que les marins américains ont été assez peu impliqués dans les missions de la Dover Patrol ne serait-ce qu’en raison de leur entrée tardive dans le conflit. Le jour de cette inauguration, aucun discours ne fut prononcé devant le mémorial en raison d’une pluie battante.
Améliorer la mise en valeur de ces mémoriaux
Cet obélisque américain a fait récemment l’objet (septembre 2018) d’un nettoyage bienvenu. L’obélisque français, qui n’est pourtant que sexagénaire, voit, lui aussi ses parois de granit se ternir. L’obélisque anglais traverse des difficultés similaires. Mais rien n’a été entrepris à ce jour pour remédier à ces dégradations. La mise en valeur patrimoniale de l’obélisque français de la Dover Patrol, qui n’est pas propriété de l’État français et qui ne jouit donc pas de la protection due à tout monument reconnu comme « historique », est passée au second plan lors du réaménagement du site naturel des Deux-Caps, labellisé « Grand Site de France » en 2011. Certes, on a supprimé le parking qui enlaidissait les abords du mémorial et quelques panneaux explicatifs ont été implantés à proximité afin d’en savoir plus sur l’épisode historique qu’il commémore, mais rien n’est dit – ou presque - sur son originalité : le fait qu’il possède son exact pendant de l’autre côté du détroit est en effet indiqué de façon très allusive, si bien que les visiteurs ignorent généralement cette caractéristique, laquelle constitue pourtant l’une des dimensions majeures du puissant hommage, rendu par deux nations, aux marins de la Dover Patrol morts en mission.
Doc 1. Le dévoilement de l'obélisque commémorant les exploits de la Dover Patrol sur le territoire de St-Margaret-at-Cliffe, le 27 juillet 1921. Source : Carte postale ancienne, collection Magali Domain
Doc 2. L’inauguration du mémorial de la Dover Patrol à Sangatte le 20 juillet 1922 . Source : Photographie ancienne, collection Magali Domain
Doc 3. Le 10 juin 1931, un troisième obélisque en hommage aux hommes de la Dover Patrol est inauguré à New-York. Source : Photographies anciennes, collection Magali Domain
Date de modification : 3 décembre 2022