Un patrimoine oublié, un patrimoine endommagé, un patrimoine menacé ? Le monument allemand de Sedan
Sur le site de la Mission du Centenaire
Le monument allemand de Sedan
© D.R.À l’heure d’un Centenaire adoubé par le succès public, alors que l’intérêt pour le conflit 14-18 est manifeste, il peut apparaître étonnant que le patrimoine légué par la Grande Guerre puisse à la fois être oublié, endommagé et menacé. C’est pourtant le cas d’un monument unique en France.
Dans le cimetière Saint-Charles de Sedan se dresse un imposant monument commémoratif édifié par les troupes allemandes au cours de la Grande Guerre. Dès septembre 1914, celles-ci décident d’aménager un carré militaire dans le cimetière municipal de la ville de Sedan. Il s’agit, comme dans d’autres endroits du front, d’inhumer les combattants de l’Empire tués dans les environs. Pourtant, en 1915, les autorités allemandes décident de faire de ce carré un espace sacralisé exceptionnel rendant hommage aux hommes tombés au champ d’honneur. Le choix de Sedan n’a rien d’hasardeux. Dans un département occupé dans son intégralité, Sedan est une ville importante de l’arrière-plan, où sont stationnées des unités nombreuses, placées en convalescence ou en repos. La cité sedanaise abrite aussi un camp de prisonniers dans la forteresse locale. Dans ce qui est vite surnommé « le bagne de Sedan », sont incarcérés les « prisonniers civils », c’est à dire tous ceux, Français mais aussi Belges, arrêtés dans les espaces occupés pour avoir violé les lois allemandes ou pour avoir défié les autorités d’occupation. Au-delà de son importance militaire, Sedan constitue aussi un lieu de mémoire allemand. C’est là que le 2 septembre 1870 Napoléon III capitule face aux troupes de Guillaume Ier. Quelques mois plus tard, le grand-père de Guillaume II fonde à Versailles le IIème Reich de l’histoire allemande. Chaque année, sous le règne de Guillaume II, le « Sedantag » (« jour de Sedan ») commémore tous les 2 septembre la victoire des troupes allemandes. Au même titre que Versailles, Sedan est une des « maisons natales » de l’Allemagne, pour reprendre l’expression de Gaston Bachelard.
Cette place stratégique et ce rôle mémoriel expliquent le caractère exceptionnel du monument édifié. Confiée à un professeur d’une école d’architecture de Trèves, la construction, en fer et en béton, s’étale de juin à octobre 1915. Les travaux sont conséquents. Un mur est d’abord aménagé entre le carré allemand et le reste du cimetière. Ensuite, l’édifice est doté de vastes dimensions : 9,3 mètres de long et 5, 35 mètres de large. Orné de quatre colonnes doriques, le monument de facture antique se veut une porte d’entrée vers le ciel. Sur chacun de ses côtés est aménagée une entrée. Les deux piliers principaux aux angles de la façade sont couronnés par des fruits stylisés. La façade principale porte une inscription de quatre lignes de Joseph von Lauff :
Kämpfend für Kaiser und Reich, nahm Gott uns die irdische Sonne ;
Jetzt vom Irdischen frei, strahlt uns sein ewiges Licht.
Heilig die Stätte, die ihr durch blutige Opfer geweiht habt!
Dreimal heilig für uns durch das Opfer des Danks.
(Combattant pour l’Empereur et pour l’Empire, Dieu nous a pris le soleil terrestre.
Maintenant, libérés de toutes choses terrestres, sa lumière éternelle nous illumine.
Sacrée soit cette place, que vous avez consacrée par des victimes sanglantes.
Trois fois sacrée pour nous par le sacrifice du remerciement)
À l’intérieur, sur le plafond, trois couronnes végétales entourent deux croix de fer. Au centre, l’ordre « pour le mérite » est représenté.
Le monument est aujourd’hui isolé au milieu du cimetière civil puisque toutes les sépultures ont été enlevées et déplacées vers plusieurs cimetières militaires allemands des Ardennes (notamment celui de Noyer-Pont-Maugis). Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui qu’il constitue l’un des derniers témoignages dans le département des Ardennes des nombreux artefacts commémoratifs construits par les troupes d’occupation. Son caractère exceptionnel ne le préserve pas pour autant des menaces.
En 2012, la mairie de Sedan souhaite en effet le détruire. La raison avancée est le danger qu’il représenterait pour les usagers du cimetière municipal. Détérioré par les intempéries, fragilisé par le manque d’entretien, l’édifice est sérieusement dégradé. Dans le contexte global et dirimant d’une réduction des dépenses publiques, la commune ne souhaite pas financer une restauration, dont le coût total serait élevé. Le maire avance enfin l’argument que, à l'instar des autres cimetières militaires, ce monument doit être entretenu par les autorités compétentes Outre-Rhin. Or il n'y a plus de soldats enterrés à proximité puisqu'ils ont été transférés après la Seconde Guerre mondiale. Une mobilisation d’historiens internationaux, menée par Nicolas Offenstadt et Antoine Prost, a permis cependant la sauvegarde provisoire de cet élément patrimonial de la Grande Guerre. Le monument de Sedan offre ainsi le mérite de nous rappeler que, cent ans après le début du conflit, le patrimoine de 14-18 est souvent oublié, parfois endommagé et toujours menacé1.
Pour aller plus loin
CHARLES, Nicolas, « Les Allemands dans les Ardennes entre 1914 et 1918 : état des savoirs », Le Pays Sedanais, tome 31, 2013, p. 101-116.
CHARLES, Nicolas, « Vivre dans les Ardennes occupées durant la Grande Guerre », Le Pays Sedanais, tome 32, 2014, p.109-126
CONGAR, Yves, Journal de la Guerre (1914-1918), Paris, Cerf, 1997.
NIVET, Philippe, La France occupée, Paris, Armand Colin, 2011.
Date de modification : 3 octobre 2015